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Le droit à la déconnexion prend ses marques

Liaisons Sociales Magazine | Condition de travail | publié le : 16.03.2015 | Florence Puybareau

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La généralisation des outils numériques dans les entreprises engendre des risques de connexion permanente. Un phénomène qui inquiète les syndicats et dont les employeurs commencent à prendre conscience.

Ordinateurs, tablettes, smartphones…, de même qu’ils sont présents dans la vie privée des Français, ces outils ont aujour­d’hui envahi les entreprises, tous secteurs d’activité confondus. Qu’il s’agisse d’une multinationale ou d’une TPE, plus aucune organisation n’échappe au phénomène. Avec ses corollaires technologiques: la ­disponibilité de multiples réseaux (fibre, Wi-Fi ou 3G/4G) permettant de se connecter partout et tout le temps et le foison-­ne­ment de solutions applicatives (partage de fichiers, visioconférence…) rendant possible de communiquer à distance.

De tels environnements présentent, évidemment, de nombreux avantages. Le salarié lambda, contraint de rester à son domicile, peut continuer à travailler quasi norma­lement et participer à des réunions. Idem pour le commercial en clientèle qui, via le système d’information de son entreprise, peut visualiser le catalogue mis à jour en temps réel, passer des commandes et remonter des données sans avoir à repasser à son bureau. Productivité, gain de temps et d’énergie…, les bénéfices sont réels.

Les entreprises l’ont d’ailleurs bien compris. Après quelques années d’hési­tation, elles ne rechignent plus à mettre à la dispo­sition de leurs salariés une ­palette d’outils de plus en plus performants. Certains employeurs, pour attirer des talents un peu pointus, en font même un argument de recrutement, au même titre qu’une voiture de fonction ou qu’un service de conciergerie. Avec, pour impératif, de devoir fournir du matériel haut de gamme.

Cette pression amène d’ailleurs les organisations à modifier leur politique d’équipement en matériels nomades. Certaines proposent aux salariés d’acquérir le termi­nal de leur choix en participant financièrement à l’achat, d’autres acceptent que le salarié utilise son propre matériel à des fins professionnelles. Baptisé Byod (pour bring your own device, «apportez votre propre matériel»), ce système doit être solidement encadré. Car il peut, sinon, devenir un sujet de conflit entre l’employeur et ses salariés. Ainsi, face à la prolifération des smartphones personnels, Renault a adopté en 2012 une politique de Byod avec l’idée de séparer techniquement les contenus personnels et professionnels. Aujourd’hui 5 000 salariés sont concernés.

Mais beaucoup d’entreprises préfèrent ­opter pour le Cope (corporate owned, per­sonally enabled): le matériel appartient à l’employeur qui offre à ses troupes la possibilité de l’utiliser à des fins privées. C’est le cas de la compagnie Air France qui a mis des iPad à la disposition de ses pilotes pour un usage professionnel, mais admet qu’«il faut permettre aux collaborateurs d’accéder à leurs données personnelles au travail, et en même temps leur donner les moyens d’accéder aux données de l’entre­prise lorsqu’ils sont chez eux».

Porosité des outils et des pratiques

Quelles que soient les pratiques, toutes ­participent à la porosité entre vie professionnelle et vie personnelle. Puisque l’employeur permet au salarié d’accéder sur son propre outil nomade au système d’information de l’entreprise, notamment la messagerie. Ou, vice-versa, autorise les photos de famille sur le terminal professionnel. Avantage: tous les usages sont fusionnés sur un seul type de matériel, ce qui facilite l’appropriation des outils et réduit, voire annule, les temps d’apprentissage. «Nous embauchons essentiellement des jeunes qui possèdent déjà leur ordinateur. Ils utilisent l'outil qu’ils aiment et ils sont beaucoup plus productifs», témoigne Laurent Gasser, P-DG de Revevol, spécialisé en développements digitaux.

Si cette porosité peut concerner tous les collaborateurs, elle touche avant tout les managers. Ainsi, un sondage présenté en décembre dernier par l’Apec révèle que 54% des cadres interrogés utilisent leur smartphone personnel (et 49% leur propre ordinateur) dans le cadre de leur acti­vité professionnelle. De plus, ils sont 59% à estimer que les technologies de l’information contribuent à les faire travailler hors des murs de l’entreprise. Plus signifi­catif encore, seuls 23% des sondés assurent s’astreindre à une déconnexion totale, en ne répondant ni aux mails ni aux appels, tandis que 33 % avouent ne le faire que rarement, voire jamais. 

«Les cadres ont un rapport ambivalent aux outils numériques. Ils reconnaissent qu’ils leur facilitent l’accès à l’information et permettent une meilleure réactivité. Mais ils considèrent aussi qu’ils entraînent une surcharge de travail», commente Pierre Lamblin, directeur du département études et recherche de l’Apec.
Dans la mesure où les deux parties y trouvent leur intérêt, pour des raisons con­traires, le sujet a beaucoup de mal à se faire une place dans les relations de travail.

«Il y a une ambiguïté pour les entreprises. Comme ces nouveaux outils permet­tent une joignabilité permanente, pourquoi s’en priver?» questionne Caroline Sauvajol-Rialland, maître de conférences à Sciences po. «Les cadres se sont adaptés au changement. Et aujourd’hui le débat sur le besoin de travail a occulté celui sur le travail lui-même, ainsi que sur ses conditions d’exercice», explique cette spécialiste de l’information, auteure d’un ouvrage sur l’«infobésité».

De surcroît, ces contraintes plus ou moins imposées par la hiérarchie, de même que la culture du «présentiel», sont des phénomènes très français. Les Anglo-Saxons, eux, et notamment les Nord-Américains, ont des règles beaucoup plus claires pour interdire les connexions professionnelles en dehors des heures de travail.

Résultat, la prise de conscience reste timide. Et, en dehors de quelques initiatives comme celles prises par la branche Syntec, les entreprises tricolores se retrouvent livrées à elles-mêmes face au phénomène. Caroline Sauvajol-Rialland pointe pourtant les dangers potentiels en l’absence d’accompa­gnement et de règles. «Les formations au numérique diminuent alors que le nombre d’outils explose. Or, quand on ne sait pas bien se servir d’un matériel, on est vite submergé.»

Impliquer les partenaires sociaux dans la démarche

Il y a néanmoins des contre-exemples. À la SNCF, la maîtrise des outils numériques est ainsi devenue un vrai sujet. «Les impacts du numérique sur les salariés doivent être étudiés très en amont. Avant qu’il y ait des problèmes», insiste Anne Decressac, directrice du lab développement RH du groupe ferroviaire. Même réflexion à la RATP, confrontée à l’utilisation par ses agents de leurs propres outils sur les lieux de travail. «Nous avons dû faire une cartographie des usages car les machinistes étaient en pointe avec leurs mobiles. Mais si ça va très vite en externe, c’est plus lent au niveau des processus RH. Il faut que la transformation soit intrinsèque. Et qu’elle implique également la communication et le marketing», précise Vincent Berthelot, de l’observatoire social de la Régie.

Tous les retours d’expérience justifient de réfléchir sérieusement au droit à la déconnexion. Mais, en pratique, comment faire et que faire? «Il faut que l’initiative vienne d’en haut! De la direction générale, qui doit imposer, par exemple, l’interdiction d’être joignable en dehors des heures de travail, sauf urgence. En revanche, la journée sans mail est peu efficace. Cela reporte le travail à plus tard ou sous une autre forme», commente la chercheuse Caroline Sauvajol-Rialland.

Fin janvier, l’Obser­vatoire de la responsabilité sociétale des ­entreprises (Orse) a publié un (épais) Livre blanc intitulé Du meilleur usage des outils de communication numérique dans les entreprises. Y sont évoqués des leviers d’action pour améliorer la gestion des outils numé­riques, par exemple pour «mieux réguler le volume des courriels échangés dans les entreprises». Parmi les étapes clés mentionnées, le fait d’«impliquer les partenai­res sociaux dans l’affirmation du respect de la vie privée des salariés».

Pour sa part, l’Ugict CGT a lancé en septembre 2014 une campagne pour le droit à la déconnexion. L’organisation des cadres de la centrale syndicale y demande, entre autres, de réglementer les forfaits jours et de garantir le décompte, la rémunération ou la récupération de toutes les heures effectuées. « On ne peut pas laisser le manager choisir tout seul. Il faut que l’entreprise se dote d’un cadre et de règles », insiste Sophie Binet, la secrétaire générale adjointe de l’Ugict CGT.

Des revendications qui, en l’état, ont peu de chances d’aboutir. Le ­syndicat le sait pertinemment, lui qui promet de mener des actions tout au long de l’année. Un combat qui devrait résonner, même silencieusement, dans la tête de plus d’un manager…

Auteur

  • Florence Puybareau

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